23 – L’INDICATRICE

— Juve, je suis vanné...

Voilà deux jours que je n’arrête pas une minute. Après la nuit du Crocodile, nuit que j’ai passée en majeure partie, comme je vous le disais, à chercher le Loupart, j’ai, hier, usé ma journée en allées et venues. Je suis bien décidé : ce soir, je ne veux plus rien faire !...

— Une cigarette, Fandor ?

— Oui... Ce qui n’empêche pas, faisait-il, mon cher Juve, que si vous êtes du même avis que moi, il importe de repartir le plus vite possible à Sèvres pour entourer ce Dixon d’un filet de surveillance le plus serré, le plus ténu possible.

— C’est ton avis ?

— Ce n’est pas le vôtre, Juve ?

— Je ne dis pas cela...

— Pourtant, vous n’avez pas l’air convaincu que j’aie raison...

— En somme, sur quoi t’appuies-tu pour croire que Dixon soit intéressant à surveiller ?

— Mais, sur une infinité de petits détails...

— Lesquels ?

— En somme, que savons-nous de Dixon ? Qu’il s’est trouvé à point nommé pour emmener Joséphine sous nos yeux, et pour tout dire, à notre nez et à notre barbe sans que nous y trouvions rien à dire...

— Qu’est-ce que nous pouvons relever à la charge de ce Dixon ? tout simplement qu’il connaît Joséphine... Ce n’est pas bien grave.

— Vous avez raison, Juve, j’allais peut-être trop vite dans mes conclusions, mais c’est qu’aussi, en vérité, je ne vois plus clair du tout dans ce que nous devons faire... toutes nos pistes sont rompues... le Loupart est en fuite, Chaleck est disparu... et quant à Joséphine, je ne suppose pas que nous la retrouvions de longtemps !...

Tout le temps que le journaliste parlait, Juve était demeuré appuyé à sa fenêtre, le front contre la vitre, regardant les allées et venues des passants.

— Fandor !

Juve coupait la parole au journaliste et, d’une voix gouailleuse, l’appelait.

— Qu’est-ce qu’il y a, Juve ?

— Viens voir !

Du doigt, Juve désignait dans la rue ce qui motivait son étonnement.

— Regarde ! là !... près de l’omnibus, la personne qui va traverser...

Le journaliste s’esclaffait :

— Nom d’un chien !...

— Tu vois, Fandor, qu’il ne faut jurer de rien !...

— Ça, c’est fort !... Eh bien, Juve ?

— Eh bien quoi ?

— Nous ne nous précipitons pas à sa poursuite ? Nous n’allons pas l’arrêter ?

Fandor, déjà, avait abandonné la fenêtre, s’était élancé vers la porte du cabinet de travail. Juve, au contraire, était demeuré fort tranquille, le front toujours appuyé à la vitre.

— Nous précipiter pour l’arrêter ? Mais, petit écervelé, crois-tu donc que sa présence dans cette rue puisse être l’effet d’un hasard ?

— Dame...

— Sois donc bien persuadé, Fandor, qu’il n’en est rien... tiens, elle traverse... elle vient droit ici, parfaitement ! elle entre dans la maison !... Je t’assure que dans cinq minutes au plus tard, Joséphine aura grimpé mes étages, sera confortablement installée dans ce fauteuil que je prépare et que je mets en pleine lumière...

Fandor ne revenait point de son étonnement...

— Joséphine vous rendant visite, après les derniers événements !... Juve, il me semble que je perds la tête !... Mais vous lui aviez donc donné rendez-vous ?

— Nullement...

— En tout cas, elle savait votre adresse ?...

— Cela, oui... quand je l’ai cuisinée l’autre jour, je me suis aperçu qu’elle avait un très réel effroi des bâtiments de la Préfecture. Pour la mettre en confiance, je lui ai dit où j’habitais... et ce n’était pas inutile, tu le vois !... Mais que peut-elle vouloir ?...

Le policier s’interrompait :

Son domestique, Jean, venait d’entrer dans la pièce, annonçant :

— Il y a une dame qui n’a pas voulu donner son nom. monsieur, et qui attend au salon...

— Faites entrer, Jean.

Juve et Fandor entendirent le vieux serviteur s’éloigner, aller chercher la visiteuse qu’il introduisait quelques secondes après.

— Bonjour, mademoiselle, fit Juve sur un ton de cordialité, pourquoi diable êtes-vous levée de si bonne heure ?

La maîtresse du Loupart se tenait maintenant au milieu de la pièce, interdite, un peu tremblante...

— Asseyez-vous donc, Joséphine !... Ce n’est pas, je suppose, mon ami Fandor qui vous gêne ? C’est un garçon muet comme la tombe et qui, d’ailleurs, était occupé à me dire le plus grand bien de votre ami Dixon.

— Vous le connaissez, monsieur ?...

— Un peu, faisait Fandor... Et vous, mademoiselle, il y a longtemps que vous le voyez ?

— Non... trois jours tout au plus, c’est justement au Crocodile que je l’ai rencontré...

— Et qu’il vous a plu ?

— Et qu’on s’est plu tous les deux !... Tenez, j’étais joliment contente de faire sa connaissance, avant-hier...

— Pourquoi ? demandait Juve.

— Dame, parce que je n’étais pas tranquille, monsieur Juve, on était monté derrière le Loupart, n’est-ce pas, et puis, il n’était plus là...

— Il ne s’est rien passé du tout ?...

— Rien passé ?... Tenez, je suis sûre que maintenant vous vous méfiez de moi !...

— Mais non... mais non...

— Si !... vous vous dites que je vous ai monté un bateau... et en tout cas, que je vous ai posé un lapin...

— Ça, faisait Fandor en riant, ça, mademoiselle, vous ne pouvez le nier... vous êtes partie avec Dixon...

— Eh ! c’est pour la raison que je vous ai dite...

— Allons ! allons !... Fandor, ne la taquine pas... Joséphine a trouvé un bon copain et nous a oubliés, il n’y a vraiment pas de quoi lui en vouloir...

Et, sans appuyer sur la phrase, d’un ton très naturel, Juve continuait :

— Maintenant, ma petite Joséphine, dites-nous ce qui vous amène ici...

— Mais... rien !...

— Allons donc ! vous avez monté mes étages pour le seul plaisir de vous justifier à nos yeux ?

Joséphine comprenait à merveille l’intention du policier :

— Pour me justifier, oui, c’est ça, monsieur Juve...

— Avec de bonnes paroles ?

Après un petit silence, Joséphine ajoutait :

— Il y a autre chose...

— Tiens !... tiens !...

— Oui, mais, monsieur Juve, il faut me jurer que vous ne répéterez jamais ce que je vais vous dire ?

— C’est donc bien grave ?

— Si c’est grave, monsieur Juve, ah ! je vous le promets ! Tenez, je vais vous donner le moyen...

— Le moyen ?... faisait Juve qui semblait n’attacher qu’une médiocre importance aux paroles de la jeune femme, alors qu’en réalité il les guettait avec une anxiété profonde.

— Monsieur Juve, je vais vous donner le moyen d’arrêter le Loupart...

— Oh ! oh ! murmurait le journaliste.

Le policier, d’un coup d’œil, enjoignait à Fandor de se taire.

— Vous êtes bien gentille, ma chère Joséphine, mais si la poursuite doit réussir comme celle que nous avons faite au Crocodile...

— Non... non... là vous serez sûr de le poisser !...

— Où est-il donc ?

— Maintenant, je ne sais pas... mais après-demain, vous le trouverez à Nogent...

— À Nogent ? Qu’est-ce qu’il fichera là, le Loupart ?...

— Voilà. Le Loupart va aller avec des gens de sa bande à Nogent, rue des Charmilles, au 7. Il prépare un coup... j’ignore lequel exactement... Monsieur Juve, je vous dis tout ce que je sais, n’est-ce pas, maintenant, ne me demandez pas comment je le sais, parce que ça, j’peux pas vous le raconter... donc, le Loupart ira à Nogent, j’en suis certaine, après-demain à deux heures...

— On s’est moqué de vous, ma belle Joséphine... Le Loupart s’est moqué de vous, car je ne doute pas, vous pensez bien, que ce soit lui qui vous ait fourni ces renseignements...

Et comme la jeune femme le regardait, effarée, Juve poursuivait :

— Voyons, Fandor, ce n’est pas ton avis, à toi ? Tu admets que le Loupart et sa bande puissent en plein jour, tenter une opération, tenter un coup ?... quel coup, d’abord ?

— Je ne sais pas au juste, mais je crois bien que c’est un vol... Ils seront là une quinzaine... devant un petit hôtel dont les patrons sont en voyage, les uns feront un attroupement pour, en cas de danger, faciliter la fuite des copains, les autres... les autres, eh bien, mon Dieu ! ils déménageront la maison !...

« C’est un coup préparé depuis longtemps... le Barbu doit en être...

— Et le Loupart ?

— Oui, et le Loupart, je vous le dis... naturellement, ils seront camouflés tous les deux. Dans ces cas-là, d’ailleurs, le Loupart a toujours sur la figure son masque noir... tenez ça sera un indice auquel vous pourrez le reconnaître...

— Eh bien, alors, si nous n’avons rien de mieux à faire, nous irons nous promener à Nogent après-demain... n’est-ce pas, Fandor ?

— Si vous voulez, Juve...

— Seulement, ma chère Joséphine, j’aime autant vous en prévenir tout de suite : si c’est une blague que vous nous contez là, ne vous figurez point que nous en serons longtemps victimes.

— Monsieur Juve ! protesta la jeune femme...

— Bon... bon...

Joséphine s’était levée, Juve ajoutait :

— Il y a d’ailleurs un moyen de nous prouver votre bonne foi... Voyons, c’est à deux heures que le Loupart tentera son expédition ? Eh bien, Joséphine, soyez à une heure et demie à la gare de Nogent. Si nous rencontrons le Loupart là où vous dites, nous l’arrêterons, si nous ne le rencontrons pas...

La voix du policier se faisait sévère, Joséphine, mentalement, complétait sa phrase : « Si nous ne l’arrêtons pas, c’est vous que l’on arrêtera... »

Simplement, elle affirmait :

— Vous le poisserez...

Et, en hôte, se rendant compte tout d’un coup qu’elle parlait bien en confiance, la maîtresse du Loupart ajoutait :

— Seulement, monsieur Juve, vous savez, et vous aussi, monsieur Fandor, faudra pas avoir l’air de s’être donné rendez-vous... faut que jamais personne ne se doute que je vous renseigne... vous dites comme ça que vous ne me raterez pas, mais je sais bien que les copains, eux aussi, ne me rateraient pas non plus s’ils pouvaient soupçonner !...

Mais, d’un même geste, Juve et Fandor calmaient les inquiétudes de leur bénévole indicatrice :

— Vous pensez bien... que jamais, au grand jamais !...

Joséphine, maintenant, se retirait.

Sa démarche avait réussi, Juve et même Fandor iraient à Nogent, l’affaire du Loupart était bonne...

— Et puis, il y a autre chose, faisait-elle – et, cette fois, Joséphine regardait plus particulièrement Fandor – voyez-vous, ça, je ne sais rien de précis, rien de certain... seulement, le Loupart ne vous aime pas ! ni l’un ni l’autre !... et si j’étais vous, je ferais joliment attention...

Tandis que Joséphine descendait l’escalier, Juve, les bras croisés, la tête basse, regagnait son cabinet, suivi de Fandor :

— Bizarre ! bizarre ! est-ce que cette femme est sincère ou est-ce qu’elle se moque de nous ?... non elle est sincère !... elle jouerait trop gros jeu à nous tendre encore un piège !... Et puis, qu’est-ce que cela veut dire, son dernier avertissement ?...

Et, menaçant plaisamment Fandor, de son doigt levé, Juve ajouta :

— Hé ! hé ! comme elle te regardait en nous disant de prendre garde !... est-ce que ?...